Dans mon chemin de femme, la tente rouge est l’aboutissement d’un long processus de réappropriation de mon corps et d’accueil de ma sensibilité propre.
Ce chemin commence avec la maternité, une expérience initiatique douloureuse, de grande vulnérabilité. J’ai, à ce moment de ma vie sexuelle, pris conscience de la condition par laquelle les femmes ont été majoritairement dominées tout au long de l’histoire de l’humanité, et le sont encore largement en de nombreux endroits du monde. Les sociétés humaines semblent avoir tendance à transformer les vulnérabilités en oppressions. Celles qui enfantent et endossent la plus grande partie de la charge reproductive, ce qui réduit leurs capacités agonistiques, se retrouvent qualifiées de « sexe faible ».
Pour lutter contre leur oppression matérielle et symbolique, les femmes ont probablement développé toutes sortes de stratégies. Le tabou du sang et la tente rouge en font peut-être partie. C’est ainsi que j’ai interprété quelques pratiques anciennes et contemporaines qui, vues du point de vue patriarcal, expriment plutôt l’assujettissement et la minoration des femmes. C’est la lecture du roman d’Anita Diamant qui m’a permis d’accéder à un point de vue inverse, celui de l’agentivité des opprimées. Dans La Tente rouge, Diamant choisit de présenter le point de vue de celle qui n’a jamais voix au chapitre dans l’épisode qui la concerne, relaté dans la Genèse. Dinah est l’unique fille du patriarche biblique Jacob et de Léa ; seule au milieu d’une fratrie de douze garçons. La Genèse raconte qu’elle a été « violée » et que ses frères ont vengé, dans le sang du violeur et de tous ses apparentés, l’atteinte qui était ainsi portée à leur honneur. Qu’aurait écrit Dinah si on l’avait laissée rédiger ce passage ? C’est le point de départ de l’écriture romanesque de Diamant.
La Tente rouge est ainsi rédigée du point de vue de Dinah. Le récit est scindé en deux par le drame du meurtre de Schechem, son prétendu violeur. Dans la première partie qui est celle qui nous intéresse ici, on découvre la place centrale de la tente rouge dans le quotidien des épouses de Jacob. La tente rouge est la tente des femmes, qui leur est exclusivement réservée et au sein de laquelle les hommes ne peuvent pénétrer. Ainsi, il s’agit de la circonscription, dans un espace entièrement dominé par les hommes, d’une zone d’exception à la domination masculine, où seules règnent les femmes ; mais aussi d’un sanctuaire dans lequel elles peuvent trouver, pendant un temps, le répit et le réconfort nécessaires à une vie rude, échappant aux assauts, notamment sexuels, des hommes.
Les femmes du clan se rendent sous la tente rouge pendant toute la durée de leurs menstrues. Comme elles saignent ensemble, c’est à chaque lunaison un moment convivial pendant lequel elles se reposent et prennent soin les unes des autres. Les plus âgées racontent des histoires, transmettant leurs savoirs et savoir-faire issus de leur plus grande expérience aux plus jeunes qui les écoutent avec avidité. La tente rouge accueille tous les « Mystères du sang », c’est-à-dire tous les grands passages de la sexualité féminine. On y célèbre les ménarches ou premières règles. On y donne naissance aux enfants. Dinah y acquerra ses connaissances fines en maïeutique par l’observation des parturientes et des sages-femmes qui les soignent. Le sang tabou (menstrues, post-partum, ménopause) peut être ici perçu comme l’état d’exception par lequel les femmes obtiennent une trêve à la guerre que les hommes mènent quotidiennement contre elles dans un univers patriarcal.
Dans plusieurs traditions, le sang des femmes est investi de propriétés magiques, conférant à celles-ci un pouvoir relatif. C’est en prétendant qu’elle les a « souillées » de son sang que Rachel, la tante de Dinah, obtient de conserver les statuettes de divinités dont son père Laban exigeait la restitution. C’est ainsi par touches que Diamant tente de mettre au jour une certaine agentivité des femmes qu’on a tendance à percevoir comme passives et totalement soumises. Un des moments les plus marquants de ce regard féministe est l’évocation du désir que Dinah éprouve pour Shechem. Dinah est ainsi décrite non pas comme victime d’une agression sexuelle mais comme sujet désirant. Le meurtre de Shechem peut alors être compris comme la négation par les hommes de son clan de cette nature désirante qui fait d’elle un sujet autonome et « pour-soi ». Dans la seconde partie du livre, Dinah s’exile en Égypte après avoir maudit son clan et mène une vie plus libre, mais toujours dévouée au soin des femmes.
La vie quotidienne des femmes qui est décrite dans les pages de La Tente rouge est une vie de labeur et de soumission aux hommes. Cette condition des femmes a prévalu et prévaut toujours dans de nombreuses sociétés humaines. Toutefois, il serait réducteur d’en déduire une passivité absolue. Diamant a sans doute souhaité suggérer que des stratégies de résistance ont toujours existé et que le tabou du sang en fait peut-être partie. Peut-être aurait-il été institué par les femmes elles-mêmes. D’autres espaces du type de la tente rouge proposée par Diamant ont existé dans d’autres cultures. Les plus récents dont j’ai connaissance sont les tentes des femmes bédouines du Maroc dont la toile est effectivement d’un rouge brun pour celles que j’ai pu voir en photo.
Peut-être l’adjectif « féministe » semble-t-il ici inapproprié. La tente des femmes peut en effet apparaître comme un symbole de leur exclusion et on peinerait à percevoir en quoi un rassemblement contemporain de femmes en non-mixité serait féministe. L’oppression des femmes se caractérise précisément par la limitation de leur présence dans l’espace public et leur confinement dans l’espace privé. Le féminisme a, au contraire pour les femmes, consisté en la conquête de l’espace public réservé aux hommes. Cependant, ce qui est résolument féministe dans La Tente rouge, c’est la vision inédite des femmes que Diamant y propose dès 1997, date de sa publication, et le mouvement d’ampleur international que cela a suscité. À partir de ce récit, des tentes rouges ont fleuri dans le monde entier comme une réponse à un nouveau genre de colonisation du corps des femmes dont la disponibilité à la sexualité brutale masculine a été réactualisée dans le contexte capitaliste, dès les années 1960 quand les femmes ont pu enfin investir l’espace public.
Pour beaucoup de femmes, la tente rouge a été le moment d’une prise de conscience de leur condition, d’une réappropriation de leur corps, d’un empouvoirement, mais surtout d’une reconquête de la transmission, entre femmes, des savoirs féminins de subsistance comme pratique de résistance écoféministe aux oppressions.